Gino était né en 43 , 27 ans donc à l'époque du portail . Révélatrice d'ailleurs cette manie des encognures !
Trouble cette propension à la simulation ! Peu importe , malgré tout , Gino est et sera toujours né en 1943 .
Voilà la pire ou la meilleure des choses de faite !
De son enfance , seuls quelques clichés remontaient à la surface neigeuse de sa mémoire . Mère sans
profession à la poitrine opulente et à la bonhommie proverbiale . Père charpentier à la démarche feutrée et
au verbe rare . A l'époque , Gino voulait devenir coureur cycliste , et puis le temps avait glissé sur cette
timide ambition .
La pluie , enfin ! Pour réussir son projet , Gino avait besoin d'un climat , d'une ambiance , d'une angoisse .
C'est le coeur délicieusement serré et l'haleine peu fraîche que notre zéro osa enfin révéler sa présence par
un léger déplacement . Personne d'ailleurs ne nota sur aucun carnet intime la mutation de Gino . A force de
recopier sa vie , la moindre variation du muscle le plus anonyme était étudiée , travaillée , cataloguée . Gino
savait qu'en se déplaçant de quelques centimètres seulement , apparaîtraient , à la lumière blafarde de ce
réverbère de banlieue les traits volontairement tragiques et prématurément gommés de son visage
décharné .
" J'ai déjà vu cette gueule quelque part ! " se répétait intérieurement le psychologue viennois . Les premiers
western-spaghetti venaient de sortir . Mai 68 venait de s'enfuir . A force de rechercher toujours plus loin ce
qu'il avait laissé derrière lui , Gino avait choisi , à bout de lassitude , une vie jouée plutôt que vécue . Le
profil , le regard , l'attitude prenaient une importance démoniaque dans l'esprit embué du défroqué .
Gino releva le col de son pardessus . Il commençait à faire froid . Il passa , d'un geste inquiet , la main sur
son menton accrocheur . Si tania était là , un seul de ses regards glacials suffirait à le démonter . Elle était
partie un peu aussi à cause de son aspect broque , toujours mal rasé , toujours mal habillé . Elle n'avait rien
compris . Gino se répétait çà les soirs de solitude , les soirs vodka - orange qui accouchaient de petits
matins désespèrés . Oui , elle n'avair rien compris car au - delà des trous qui aéraient ses chaussettes , se
cachait une âme forte malheureusement noyée dans un peu trop de bière . Gino était un de ses aventuriers
modernes et inconnus que vous croisez tous les jours et que vous ignorez avec une pointe de mépris . Mais
sachez que Gino s'en fout . Il n'y a qu'à le voir derrière sa mèche humide , ses carreaux éculés pour
comprendre . Gino est le plus fort . il suffit de l'entendre les soirs d'été , cerné de moustiques et de belles
femmes pour ne plus jamais chercher à le pièger . Un fou , diront les uns , un génie , diront les autres . Peu
importe Gino , laisse courir , le temps du rock reviendra , chemises satinées et cocas glacés te rappelleront
que tu as été . Tout celà fait un peu cinéma : Léone tournant Blueberry . Un vieux rêve et puis la télé est
là pour tout assoupir .
Deux phares blancs apparurent au carrefour : assise à l'arrière , juste derrière le chauffeur , apparut comme
un mirage aux yeux pourtant blasés de Gino . Elle !!! tu déconnes , Gino , t'as trop bu .
Le rêve se fondit dans la nuit et Gino se réveilla , suant d'angoisse , vibrant d'espoir . Non , nous étions
bien le lundi 20 Avril 1980 et Tania n'était plus là depuis longtemps . Gino posa le pied sur la moquette
grenat . Le sol se déroba sous lui .
Gino , rêvant qu'il rêvait , avait heurté une pierre lors de son ultime déplacement en replay et se retrouva le
nez dans une flaque d'eau , semelles de baskets collées au portail . Pas un seul hidalgo à l'horizon , Gino , le
menton dans la boue , s'en assura furtivement d'un coup d'oeil qu'il voulut circulaire . Assez pour ce soir ! Il
faut rentrer , se coucher , oublier . Il se mit à courir . Gino courait fort mal et s'essouflait vite . Les papiers
maïs haletaient dans ses poumons voilés . Gino avait de l'amour - propre et envie de dormir . Il repena à
Tania , à ses longues jambes et à ses petits seins pointus . Ses baskets avalaient le macadam . Vitesse du
vent inférieure à 2 mètres / seconde , performance homologable . Au fil des numéros , Gino reprenait espoir
les Arts et Métiers n'étaient pas loin . 27 , 29 , le 31 surgit au bout du mur . Une toute petite porte . Il pous
sa comme un fou , la clef dans la poche arrière de son lévi-Strauss . L'erreur était profondément humaine
mais le choc fut brutal . Pour la seconde fois de la soirée , Gino se retrouva les baskets à la verticale . Ju -
- rant comme un malpropre sur les antécédents familiaux des rares passants , il eut comme une vision , un
de ces mirages luxuriants dont on ne se souvient jamais et s'effondra .
Une ronde de police le ramassa par hasard deux heures plus tard . Il se réveilla , misérable , aux côtés d'une
pute démaquillée et d'un clochard exhalté . Le treillis de la cage jouait du flou artistique . Qu'importe ! Gino
repartit illico dans les bras de Morphée . Il ne lui parut même pas utile de téléphoner à son avocat : il n'en
avait pas .
Le soir tomba à nouveau sur la cité complice . Gino fut traîné comme une vieille godasse jusqu'au seuil déla-
-bré du commissariat . Il tenta vainement d'interpeller un taxi . Un visage de marbre poursuivit sns un rictus
son trajet de retour . Gino , péniblement , reprit son équilibre le long du mur chancreux . Il était maintenant
très loin de chez lui . Plus de tramway et pas de taxi : il ne lui restait plus que ses frêles jambes flageolantes
pour retrouver son oasis . Gino serra les dents , retint sa nausée et suivit , de ses yeux embués , les nuages
des réverbères . L'esprit vide et le ventre creux , il ne pensait à rien . Comment parvint - il chez lui ? Il ne
s'en souvient plus .
Il se jeta tout habillé sur le matelas tâché . Un nuage gris l'enveloppa dans sa nuit cafardeuse .
Il devait faire jour depuis longtemps lorsque Gino sentit le filtre de ses yeux distiller la lueur blafarde de ce
troisième dimanche de Janvier . Il ne trouva rien à se dire et alluma sa première cigarette . A l'étage en
dessous , la petite joua une vieille rengaine sur son piano désaccordé . Gino , un instant , rechercha les
paroles de cet air de son enfance puis en inventa de nouvelles qu'il voulut drôles . Il lui fallait maintenant se
lever . Que faire un dimanche matin ? Et puis , il se rappela l'aventure de la veille et celle du vendredi . Où
était Tania à l'heure qu'il était ?
A des milliers de kilomètres de là , une femme se penchait sur un berceau en pleurant . L'enfant , lui ,
souriait à son avenir qui , pourtant , ne devait lui apporter que déboires et petits bonheurs à crédit .
Le ciel était gris . Gino tira cependant les rideaux . Peu de passants , l'angoisse suait du mur d'en face , le
pavé luisait encore , une peau de banane errait le long d'une rigole . Gino décida d'être heureux au moins
jusqu'à midi .
Il enfila son pardessus sur son pyjama rayé et descendit chercher le journal . Un dimanche commençait , un
dimanche était déjà presque fini . Dans l'escalier , il doubla , non sans coulisser un regard égrillard , une
blonde vaporeuse aux traits tirés par une nuit que Gino rêva lubrique . Ses vieux fantasmes ressurgissaient
du tréfonds de ses obsessions . Parfois , Tania aimait ce côté dépravé , souvent elle fustigeait ses
feulements de chien en rut . Gino ne disait rien . La blonde dégageait un parfum sensuel . Gino accéléra la
descente et essaya de penser à autre chose . Il aimait marcher et se raconter des histoires , de vieux
souvenirs . Ses pas , dans ces moments - là , le conduisaient à l'avenant dans des rues qui étaient ses
amies , peuplées de façades complices . Les vieilles pierres étaient discrètes , attentives . Parfois , Gino les
prenait à témoin , gesticulait , et finissait par se donner raison . Il se raconta une vieille histoire qui
commençait à dater . Les souvenirs s'embuent et prennent une teinte bleutée , gommant la médiocrité et
sublimant l'ordinaire . C'était , il y a longtemps , Gino était heureux , il était seul au milieu de tous , la
guitare surgissait , la brise était légère , le petit ruisseau chantait . Je me souviens de ces visages
d'enfants qui dormaient et qui me racontaient leurs joies et leurs misères . Gino divaguait . Il se retrouva
sur la place du marché . Elle en avait presque des airs de Provence . Gino restait un nostalgique . Son pays
lui manquait . Son coeur était là - bas . Mais la vie avait de ces détours que Gino ne cherchait même plus à
réfuter . Nous sommes tous des apatrides et Tania qui espèrait trouver ailleurs ce qu'elle n'avait pu trouver
en elle - même , était maintenant partie , laissant Gino plus seul que jamais et très loin de ses amarres .
Les commerçants ne sont plus ce qu'ils étaient , pensa furtivement Gino . Piocher les idées le fatiguait . Les
discours flamboyants s'éteignaient d'eux - mêmes au fil des pas et des jours . L'envie était passée . Un
dimanche est un dimanche , tout le monde sait çà depuis Camus et rien n'y changera rien . Gino shoota
dans une boîte vide . Il rata le but pourtant facile . Il se souvint .....